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dimanche 3 juin 2012

L’ONU a mal à ses interprètes


Le Palais des Nations à Genève

Et vous faites quoi comme travail ? Interprète ? Oh ! mais alors vous travaillez pour l’ONU ?

Combien de fois n’ai-je pas vécu ce dialogue… Si seulement les gens savaient… Oui, l’ONU, comme Nicole Kidman, mais en réalité : non. Théoriquement oui, bien sûr. L’ONU travaille avec des interprètes, même que j’y ai travaillé, mais la politique en matière de recrutement a beaucoup changé ces dernières années et les restrictions budgétaires ne sont pas pour nous avantager.




Les Nations Unies ne sont pas un grand recruteur à Genève, sauf peut-être pour les collègues qui ont le russe, soit en langue active, soit en langue passive 1), tout d’abord parce que l’ONU a beaucoup d’interprètes fonctionnaires, les free lance n’étant engagés que comme surnuméraires, ce qui est tout à fait normal. L’organisation a ensuite eu la brillante idée d’importer ses agents de Nairobi quand ceux-ci n’avaient pas grand-chose à faire. Cela coûte un billet d’avion et le logement à l’hôtel, mais l’un dans l’autre, le calcul est censé être rentable. Puis, ils ont commencé à recruter à la dernière minute, pour ne surtout pas se retrouver avec du personnel qui serait payé à ne rien faire parce que les réunions ont été annulées. Aux dernières nouvelles, ils recrutent de petits jeunes, payés au tarif débutant, qu’ils jettent dès qu’ils ont atteint les 150 jours fatidiques qui les font passer dans la catégorie qui coûte trop cher. Par ailleurs, ils engagent leurs propres retraités, qui sont sans doute libres quand on les appelle la veille pour le lendemain.



Rares sont donc les free lance domiciliés à Genève qui ont le privilège de travailler pour cette auguste institution qui fait rêver les foules (forcément, ça fourmille de Nicoles Kidman dans les corridors !). Il sont rares, les free lance genevois qui ont encore un badge de l’ONU, car on ne nous l’accorde que si nous avons un contrat, c’est-à-dire jamais. Pour pénétrer dans le site sacré, il faut pouvoir montrer le sésame d’une autre organisation internationale, qui doit obligatoirement porter une date (valable, cela va de soi).


Alors que cette organisation nous fait bien sentir que nous sommes des pestiférés qui coûtent cher et qu’elle préférerait se couper le bras plutôt que de nous recruter, vlà-t’y pas qu’un quelconque manager a eu la brillante idée d’imposer des formations obligatoires à tout le personnel, y compris à celui qui n’y travaille pas/plus. Trois de ces cours peuvent être faits en ligne, à savoir : Harcèlement, Intégrité et Sécurité sur le terrain. Les deux premiers cours nous apprennent qu’il faut être honnête, loyal et ne pas embêter ses petits camarades. Autrefois, le cours de Sécurité sur le terrain n’était demandé qu’à ceux qui devaient se rendre au Kosovo ou en Afghanistan. Maintenant, vous devez le faire même si vous habitez rue de la Servette et que vous prenez le bus pour vous rendre à la Place des Nations. Il est vrai que Genève est devenue une ville dangereuse. Ce module de formation vous apprend à reconnaître une mine anti-personnel sur la photo d’un sol recouvert de cailloux et de rocailles : pour cela, il suffit de balader le curseur sur l’écran jusqu’à ce qu’on la trouve. On vous apprend que faire de votre personnel de maison en cas d’évacuation ou encore la marche à suivre si des guérilleros vous arrêtent à un barrage routier. On vous dit d’installer des barreaux à vos fenêtres si vous habitez au rez-de-chaussée et, qu'en cas de canicule, vous ne devez surtout pas boire de bière. Vous ne devez pas boire du tout, car l’alcool, c’est Le Mal, il vaut mieux mourir de désyhdratation. Ce cours est à renouveler tous les trois ans, même si vous n’avez pas eu le moindre contrat au cours de ladite période et même si vous ne sortez pas des frontières du canton.

Des cabines qui ne sont pas aux normes (ici, deux
personnes travaillent dans un espace de 150x180 cm)
Comme si cela ne suffisait pas, l’ONU nous a convoqués à nous rendre en personne au Palais des Nations pour suivre un séminaire sur l’éthique. On ne nous dit pas comment nous sommes censés entrer dans le bâtiment, puisqu’on ne nous délivre plus de badge. Voulant m’acquitter des mes obligations et ayant déjà fait les trois premiers cours obligatoires, je me suis dit que ce serait dommage de s’arrêter en si bon chemin. J’ai donc consacré une demi-journée de mon temps personnel, à titre grâcieux, pour m’entendre poser la question : « qu’est-ce que l’éthique pour vous ? » J’ai appris que la corruption, c’est pas bien et que si mon chef reçoit des cadeaux, je dois lui faire une remarque. J’ai aussi appris que je devais bien faire mon travail et ne pas faire de photocopies personnelles avec les machines de mon employeur. Bref, je n’ai pas perdu mon temps et je pensais être enfin en règle.

Des équipements audio des années 1970
Et voilà qu’arrive une nouvelle convocation à un séminaire de formation obligatoire pour tout le personnel, y compris les free lance qui n’ont pas vu la couleur d’un contrat depuis plusieurs années : le VIH-sida dans le lieu de travail du système des Nations unies, comment prévenir la maladie et, surtout, comment apprendre à ne pas rejeter les personnes séropositives. Il s’agit à nouveau d’une demi-journée, dans les murs du Palais des Nations, à titre bénévole, cela va de soi. Je ne suis pas la seule à qui la moutarde est montée au nez. La secrétaire qui nous a envoyé la convocation a été inondée de mails qui allaient du poli-diplomatique au carrément furieux. Tout le monde a souligné que des formations obligatoires imposées par l’employeur doivent se faire sur le temps de travail, ce qui semble être quelque chose de nouveau pour l’administration de l’ONU. Peut-être devraient-ils suivre une formation sur l’intégrité et l’éthique ? Nous n’avons jamais reçu de réponse à nos protestations, en revanche, nous avons reçu un rappel nous intimant l’ordre de suivre la formation sur le VIH-sida sur le lieu de travail. J’ai décidé de faire la morte, mes collègues en font sans doute autant. Finalement, qu’avons-nous à perdre ?

N'entre pas qui veut!
Mon certificat pour Basic Security in the Field, qui m’a pris trois heures, n’est plus valable depuis le 1.6.2012. Je ne sais pas comment se transmet le sida, ni ce qu’est une trithérapie. En un mot, je ne suis tout simplement pas apte à travailler pour les Nations Unies. Heureusement  qu’il y a d’autres organisations qui ont besoin de nous, tout balourds, corrompus et malhonnêtes que nous sommes, incapables d’éviter le danger et odieux envers les séropositifs. Le pire, c’est que si nous devons suivre ces cours, c’est sans doute parce qu’une boîte de consultants a obtenu – en échange d’une gratification – un juteux contrat, qui prévoit une rémunération en fonction du nombre de participants inscrits. Et c’est nous qui devons suivre des cours sur le harcèlement (en l’occurrence : comment le subir) l’éthique et l’intégrité !

Le Palais des Nations au temps de l'innocence
(aucune barrière, pas de bornes anti-chars!)
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Les méandres de l'administration : ICI
Toute ressemblance etc.....


La Stratégie d’apprentissage des Nations Unies sur le VIH/sida et l’ONU avec nous visent à faire en sorte que tous les membres du personnel aient des connaissances de base sur l’infection à VIH et ses répercussions.



Norme ISO  pour une cabine d'interprétation: largeur : 2,50 ; profondeur : 2,40 ; hauteur : 2,30

1) La langue active, ou langue A, est la langue maternelle de l’interprète, celle qu’il parle dans  le micro ; les langues passives, ou langues C, sont celles que l’interprète comprend et écoute pour les transposer dans sa langue A. La langue dite B est une langue que l’interprète maîtrise suffisamment bien pour interpréter vers celle-ci.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Décoiffant et totalement kafkaïen ! Ca fait peur, tellement c'est bizarre et incohérent. A còté de ça, la politique genevoise et les "Genfereien" auraient presque l'allure d'actions pondérées et raisonnables ! :-)))

Eeva

Anonyme a dit…

Hallucinant !
Ubu rules !

Quelque part c'est rassurant de voir qu'à Genève aussi, on marche sur la tête ;-)

Anne, interprète de conférence scientifique

fireatheart a dit…

Hallucinant! :O
A croire que tu as tout inventé tellement c'est absurde. ;)

Floflo a dit…

Je plaide coupable, pour moi aussi l'ONU est la première chose qui me vient en tête quand j'attends "traducteur" ou "interprète'. Néanmoins je ne pense pas à Genève mais à New York... ;-)
Bel article néanmoins, intéressant. Merci. --~~~~

Tiina a dit…

Vous êtes aujourd'hui 1000 à avoir lu ce texte!

Merci!

Anonyme a dit…

Excellent article! L'humour est un remède imparable contre l'absurde réalité. Merci!

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